AFIN DE MAINTENIR LA CONFIDENTIALITE, LES LIEUX, LES TYPES DE PROFESSIONNELS ET LES DEPLACEMENTS ONT ETE MODIFIES.
Ce texte présente un exemple d'une séance d'Analyse de la Pratique avec le Déplacement dans l'Imaginaire (APDI). Elle a été réalisée à LYON par Jean-Claude HATT, Psychologue Clinicien, intervenant à l’IAPL. Le sous-titre pourrait être: l'éléphant et la souris. C'est, en effet les deux animaux qui vont symboliser le narrateur et l'enfant.
Il s'agit d'un groupe de professionnels qui s'occupent d'enfants lourdement handicapés. Après un temps de silence, l'un des participants prend la parole pour évoquer une situation avec un enfant qui l'inquiète. Il vérifie de lui-même que personne n'a d'autre situation[1] puis va exposer clairement une situation d’Analyse de la Pratique liée à la tâche primaire.
Cela se passe peu avant le repas, au moment où il va lui demander de ranger ses jouets, ce que l’enfant refuse de faire. Immédiatement l’inquiétude s’empara du narrateur. Une fois de plus l’enfant allait le confronter à un rapport de force. Il décida néanmoins d’intervenir et il va alors le soulever sous les aisselles et le pousser jusqu’au coffre à jouet. Puis, en saisissant sa main, il va lui faire prendre les jouets de force. Suite à une demande de précision[2], il dira que petit à petit l’effort de contrainte avait diminué et qu’à la fin c’était juste un accompagnement de la main. Mais après cela et dès qu’il l’eut libéré l’enfant fit mine de partir. Comme il l’interrogeait sur où il comptait aller, il lui expliqua qu’il voulait aller dans un autre groupe. Le narrateur lui dit que c’était impossible car ils allaient manger et il lui saisit à nouveau la main. L’enfant se roula alors par terre en hurlant. A nouveau, le narrateur fut pris d’un doute quant à la conduite à tenir, décida de le lâcher et de s’éloigner tout en gardant un œil sur lui. Il put ainsi observer qu’il finissait par se calmer et il put ensuite lui reprendre la main pour aller manger.
Il restait cependant sur le coup d’un vécu émotionnel fort ainsi que d’une interrogation quant à la conduite à tenir face à cet enfant si réactif face à la frustration. Que devait-il faire ? Le contraindre en courant le risque d’un dérapage violent de la part de l’enfant (ou de lui-même ?). Ou laisser faire et le voir devenir de plus en plus incontrôlable ?
Rapidement le groupe se mit à réagir face à cet enfant si différent des autres, beaucoup rencontrant avec lui des problèmes similaires. L’image du monstre imprévisible apparu rapidement, ce qui provoqua alors une vive réaction de l’une des participantes. Elle avait, en effet l’impression que l’on stigmatisait cet enfant, que c’était déjà le monstre qui était apparu la dernière fois (ou l’enfant avait été aussi évoqué par un autre professionnel dans une autre situation). On peut retrouver là cette idée de la métaphore qui ne métaphorise plus, ce qui pourrait expliquer la réaction de la professionnelle. Pour le groupe, l’enfant n’est plus un alter ego, il devient véritablement un monstre. J.P. RACAMIER a développé la notion de « l’idée du moi »[3] pour rendre compte de l’idée d’une similitude de base nécessaire pour que l’on puisse ensuite reconnaître l’altérité. F. ANDRE a bien montré par ses observations cliniques que l’enfant parfois ne donne pas suffisamment de signes pour le désigner comme faisant partie de l’espèce humaine[4]. En tout cas, cela était insupportable pour cette professionnelle que l’on puisse parler ainsi de l’enfant et elle déclara qu’elle se sentait très mal avec cela. Je suis un peu ébranlé par cette charge que je vis comme agressive vis à vis des autres participants et en même temps je perçois bien que cela la touche émotionnellement. Les autres participants ne tardent pas à réagir, tentant de se justifier et cherchant alors à dévier la charge agressive en prenant alors à partie l’institution (doit-on accueillir des enfants présentant de tels troubles du comportement).
Rapidement je perçois que l’on risque soit de partir dans une étude de cas (quelles sont les raisons d’un tel comportement ?) ou vers une analyse institutionnelle (l’institution ne nous donne pas les moyens pour accueillir de tels enfants). Il me semble que l’on peut comprendre cela par le biais des Hypothèse de Base, telles que théorisées par W.R. BION[5]. Et, en l’occurrence, de l’Hypothèse de base attaque-fuite. Ainsi la tentative de transformer la séance en étude de cas est assimilable à la fuite de la tâche primaire du groupe. De même, peut-on aussi comprendre la critique de l’institution comme une attaque.
Je vais alors recadrer en faisant observer qu’il me semblait que l’on s’éloignait de l’objet du travail, à savoir la compréhension de ce qui c’était passé ce jour-là entre le narrateur et l’enfant, et j’invite alors les participants à revenir à la situation telle qu’elle a été racontée et à se laisser porter par leur imaginaire pour inventer une autre scène[6].
La participante qui avait réagi émotionnellement va alors rapidement dire qu’elle imagine un éléphant et une souris. On peut imaginer qu’elle propose ainsi une vraie métaphore qui ramène l’enfant dans ce monde imagé ou souvent, comme dans les fables de La Fontaine, les humains deviennent des animaux. Je vais alors l’inviter à préciser sa représentation : il s’agit d’un éléphant (le narrateur) qui a peur d’une petite souris (l’enfant). Rapidement le groupe va s’emparer du déplacement proposé. On va ainsi s’interroger sur les raisons de la peur de l’éléphant. Après une hypothèse de rapport de force (qui est le plus fort ?), on en viendra facilement à l’hypothèse que l’éléphant sait bien rationnellement que c’est lui le plus fort. C’est alors que le narrateur dira que ce dont cet éléphant a peut-être peur c’est d’écraser la souris. Le ton sur lequel il le dit, montre bien que cet insight fait sens à l’intérieur de lui. Nous sommes ainsi dans le cas idéal ou c’est le narrateur qui donne une hypothèse interprétative de ce qui a pu se passer au niveau latent de la situation.
A partir de cet insight on va pouvoir faire des hypothèses[7], toujours sous forme de déplacement, de ce qui s’est passé dans la situation. On va tout d’abord rappeler que cet éléphant a un rôle éducatif vis à vis de cette souris, ce que cette dernière n’est pas forcement prête à accepter. Elle a réussi à dompter sans doute ses propres parents-souris (et l’on fait là indirectement des hypothèses sur l’anamnèse du comportement de l’enfant[8]), et ce n’est donc pas un éléphant qui va faire la loi (et l’on revient ainsi à la première hypothèse faite sur le rapport de force). Une participante dira que cette petite souris semble avoir développé une vraie capacité à tirer la langue, à narguer tous ceux qui voudraient un tant soit peu la contraindre. Encore plus fort elle réussit, en effet, à inverser les rôles en faisant peur. On peut alors revenir à la situation pour faire des hypothèses sur ce qui s’est passé. Le premier temps ou l’éléphant va se saisir de la souris entre ses grosses pattes, mais ne va ni l’écraser en la réduisant à deux dimensions[9] ni la laisser s’échapper. Ainsi le geste de contrainte peut se teinter aussi de contenance[10]. Puis le deuxième temps où il ne va pas la saisir mais va garder un œil sur elle vérifiant qu’elle ne va pas chercher à fuir et observant qu’elle arrive à se calmer. Il pourra alors revenir, la prendre par la main pour aller manger. Le monstre c’est changé en une petite souris qui joue à faire peur en se servant de la peur des éléphants de l’écraser ce qui lui permet de rester dans une certaine omnipotence qu’elle paye d’une grande solitude. On va faire l’hypothèse que si cela se passe finalement bien c’est parce que justement, ayant peur de l’écraser ou de la voir fuir, l’éléphant est suffisamment attentif à ce qu’il fait. Un éléphant, s’il sait qu’il est dans un magasin de porcelaine peut arriver à ne rien casser. Mais la prise de conscience de la raison profonde de sa peur lui permet de comprendre que l’enfant qu’il a en face n’est pas un monstre mais juste une petite souris qu’il a peur d’écraser, ce qui donne, bien sûr, un vrai pouvoir à cette dernière. Cette prise de conscience du narrateur, permet alors à l’ensemble du groupe et grâce au déplacement de transformer le monstre en petite souris, ce qui rend à nouveau possible l’investissement de l’enfant.
Le déplacement a ainsi permis ainsi, de calmer la trop forte charge émotionnelle. Si cette composante émotionnelle avait continué à se déverser dans le groupe, elle aurait alors permis que les Hypothèses de Base, (telles que théorisées par W.R. BION) prennent le dessus sur la tâche primaire. Le déplacement va permettre de refroidir l’affect, dans le sens employé par G. DEVREUX qui l’utilise dans sa conception du mythe[11]). Il permet de provoquer une distanciation suffisante pour que l’appareil à penser groupal se remette en route et par le biais du jeu imaginatif puisse aider tout un chacun. La réintroduction de l’humour dans une situation initialement bien chargée est le meilleur signe du dégagement et du plaisir que prennent alors les participants à élaborer ensemble des hypothèses explicatives sur les enjeux inconscients de la situation.
[1] Il est toujours important de vérifier que personne d’autre ne souhaite apporter une situation et que le groupe est d’accord pour écouter l’histoire proposé par le narrateur(trice).
[2] C’est tout l’intérêt du deuxième temps du dispositif, qui permet de se focaliser sur tous les détails de la vignette et d’éviter, ainsi de partir sur des représentations ne correspondant pas à la réalité de ce qui s’est passé.
[3] RACAMIER J.P. ; « les paradoxes des schizophrènes » ; in revue française de psychanalyse ; n°62 ; 5-6 ; p 877-970 ; 1978
[4] ANDRE F. ; « l’enfant insuffisamment bon » ; Lyon ; PUL ; 1986
[5] W.R BION ; Recherche sur les petits groupes ; PUF, 2002 (tr. Fr)
[6] Chaque fois que l’on ressent qu’une hypothèse de base est en train de prendre le dessus, il est important d’arriver à ramener, en douceur, le groupe vers la tâche primaire. L’intervenant exerce ainsi son rôle de contenant du groupe.
[7] Ce travail autour des hypothèses est un travail d’ouverture psychique. Je leur dis souvent que toutes les hypothèses qui sont faites ont quelque chose à voir avec l’histoire. Il n’y a jamais qu’une explication à une situation et que chacun des points de vue à sa richesse propre. Lors de la présentation du dispositif aux groupes, je sors parfois ma sacoche pour expliquer que la description que je vais en faire dépend de mon point de vue propre c’est-à-dire de mon angle de perception vis-à-vis de l’objet. La personne qui est en face de moi va faire, bien sûr une toute autre description. Ce qui est important c’est de rester bien en contact avec sa perception mais en même temps de pouvoir entendre la description faite par l’autre. C’est à cette conditions que l’on pourra ainsi percevoir l’objet dans son intégralité et non pas seulement de son point de vue. Ainsi si l’on voit la robe de blanche neige blanche et que l’on peut entendre et accepter qu’un autre la voit rouge, alors on pourra imaginer qu’elle est peut-être bicolore, blanche devant et rouge derrière.
[8] C’est aussi par ce biais que l’on peut donner de la souplesse au dispositif, nourrir un peu le groupe sur l’étude de cas et négocier ainsi entre tâche primaire et hypothèse de base.
[9] Je me sers beaucoup de l’humour comme vecteur de compréhension.
[10] Cela permet ainsi de nuancer le geste.
[11] DEVEREUX G. ; « Normal et anormal » in Essais d’ethnopsychiatrie générale; Gallimard ; 1970